Et oui, le mot conservatoire a tendance à sentir le formol et les idées rances. Il flirte avec le concept du « bon vieux temps », une version idéalisée d’un passé révolu. Rappelez-vous que jusqu’à 1945, il était possible de gazer les abeilles à la mèche de soufre pour récolter tout le miel d’une ruche, jusqu’à la dernière goutte.
Nous ne sommes plus au temps où tous les arbres creux regorgeaient d’essaims, prêts à se loger dès le printemps dans les appartements trois étoiles, mais standardisés, offerts par les apiculteurs. L’abeille sauvage se fait une denrée rare, le varroa est passé par là, il sévit aussi au fond des troncs creux et des trous de murs. Même si de rares colonies arrivent à survivre durant des années dans ces anfractuosités, il n’est pas prouvé que l’occupation soit sans rupture et qu’une sélection de type VSH se soit naturellement effectuée.
Conserver, ce n’est pas un retour au passé, c’est avant tout un pari sur l’avenir. Chez certaines de nos abeilles locales, elles existent encore, j’en témoigne, il subsiste un patrimoine génétique fort ancien lié à une espèce qui a déjà connu moult modifications de climat, survécu dans des temps difficiles avec une flore différente de celle que nous connaissons, dans le même milieu. Ces qualités d’adaptation, voire de résilience, d’économie font de l’abeille noire un atout pour l’apiculture de demain dans un monde où l’incertitude climatique est notre seule certitude. Il n’est pas question pour nous, conservateurs du conservatoire de mettre des abeilles sous cloche, de les isoler au risque de leur faire perdre leur joyeuse diversité. La conservation se doit d’être dynamique. L’abeille possède en elle un puissant moteur de reproduction qu’il n’est pas question de brider. Encore faut- il lui proposer une diversité génétique suffisante pour que le brassage des gènes se révèle créatif. C’est pourquoi sur un même territoire nous recherchons le maximum de lignées d’origines différentes.
On pourrait nous dire, vous êtes des racistes, vous êtes rétrogrades, vous vous opposez au métissage qui est inéluctable. Ce que nous souhaitons, c’est que toutes les races d’abeilles aient droit à la conservation, qu’elles soient mellifera, ligustica, carnica, ou autres, mais sur des territoires différents ou bien, s’il y a cohabitation, dans des temporalités de reproduction différentes et concertées. En proposant des sanctuaires ou encore pires des zones d’exclusions, on peut nous dire : vous attentez à la sacro-sainte liberté individuelle de l’apiculteur. Mais celui qui introduit, au nom de sa liberté personnelle, des mâles issus de reines importées dont les gènes vont se répandre là où ils ne sont pas désirés, n’attente-t-il pas à la liberté des autres ? Les taureaux charolais ne sont pas autorisés à franchir les clôtures pour féconder toutes sortes de bovins dont les propriétaires n’ont rien demandé.
Tout est affaire de concertation. La conservation est une nécessité, pour les apiculteurs professionnels comme pour les apiculteurs de loisir, elle n’a pas à nuire à la production, puisqu’elle est la garante de disposer demain d’une abeille solide dont le patrimoine génétique n’a pas été appauvri.
Pierre Aucante